La grande mer
« Rien d’inquiétant dans ces nuages qui survolent en passant une mer placide aux vagues paresseuses tellement paresseuses qu’elles n’arriveront pas à atteindre le sable tout blanc. »
Didier Lapène est en empathie avec la nature. La mer, les rochers, Ie ciel se révèlent des motifs d’investigation passionnants où le nuage et ses variantes se transforment en expérience picturale qui combine son regard esthétique a un réel talent scientifique qui lui est propre.
Ce que tout le monde voit sans forcément y prêter attention, ce sont les modifications que subit la lumière au cours de ses déplacements dans l’atmosphère. Didier Lapène a constaté que l’aspect des nuages va du blanc étincelant jusqu’au noir, en passant par toutes les nuances de gris, mais il sait aussi que l’obscurité peut régner sous un cumulonimbus, alors que la partie du nuage exposée au soleil apparaît très blanche.
Comme nous, l’artiste est sensible aux sensations visuelles colorées variant des brumes bleutées au blanc éclatant des nuages. Quand le sujet est évident, on perçoit l’organisation des couleurs et leur changement qui donne existence et dimension au sujet observé. Et, à bien connaître le sujet naturel et ses couleurs, la peinture déclenche en nous la même perception jusqu’à l’émotion chromatique parfois.
Pourtant, la peinture que nous avons sous les yeux n’est pas la chose-même qu’elle représente, car Didier Lapène n’a pas seulement transposé sur la toile les couleurs de la nature. On voit bien que l’artiste triche avec la réalité, qu’il arrange et dispose ses plans, plus pour la beauté du résultat que pour la ressemblance des choses. Ainsi, les tâches aux couleurs informes qui apparaissent par-ci par-là, souvent en premier plan, jouent leur rôle à part entière, soit pour renforcer, soit pour contrarier l’illusion de la figure.
Or c’est là que prend corps la dimension plastique, à savoir que le sujet de la peinture (un ciel, par exemple) n’est plus le sujet lui-même (mais une tâche bleue). Et une peinture est réussie quand les couleurs prennent leur autonomie et attirent l’attention sur elles-mêmes.
Et le ravissement naît de la rencontre entre ce que l’on avait entrevu (on s’attend à ce que l’écume de l’eau soit blanche, a ce que le ciel soit bleu) et ce que le peintre nous en donne.
« Les rochers semblent flotter sur cette mer en attente d’un bouillonnement qui viendrait par-dessous. Malgré le bleu tendre et rosé du ciel, l’eau a ces reflets bleu-marron, brisée par des vagues sous-marines où elle s’échoue en sous sable. Le ciel est limpide et la mer compacte. Remuer ciel et sable avec ces arbitres-rochers. »
C’est dans les détails des peintures très illusionnistes – tels les frisottis en dentelle blanche de l’écume de La Grande Mer, telle l’obsédante attente des rochers à forme animale – que l’on mesure ce que le peintre ne cesse de réclamer : qu’on prenne de la distance avec ses sujets justement. Ici tout semble conventionnel, alors que tout y est d’un incroyable mélange du précis et du vague. « Les rochers pourraient s’envoler et les nuages tomber sur le sable on pourrait retourner le tableau à l’envers. Les vagues toujours placides reflètent les nuages que le sable leur renvoie. Peinture apparemment paisible mais qui laisse sous-entendre toutes les possibilités de violence de tous les éléments réunis. A quand un bel orage ? Impossible, le tonnerre serait un ronronnement, l’éclair une gentille fusée et les vagues comme des couvertures. Et les nuages ?comme des édredons. »
C’est ainsi qu’il faut regarder les tableaux de Didier Lapène en se dégageant du paysage de référence pour appréhender pleinement le coloris. « Celui des vagues éclatant sur un mini-lagon qui laisse entrevoir par transparence quelques autres rochers cachés. L’eau paraît tellement légère derrière ces rochers affleurants, juste une bande claire. Avant d’arriver vers le sable il faut franchir d’autres rochers blancs qui ressemblent à une falaise effondrée. Est-ce le reflet de ces nuages vagabonds qui fait changer de couleur cette eau limpide ou celle de ce sable mouvant. »
Ces tableaux ont les traits communs aux paysage de genre : le rocher, la vague sont focalisés sur le deuxième plan (« la vague au milieu comme une frontière entre ciel et terre. La vague c’est peut-être le miroir à deux faces »), dans une teinte dominante adaptée à l’atmosphère du moment météorologique. A l’unicité de l’élément-eau correspond l’unicité de teintes environnantes et chaque élément qui compose le sujet est défini par des changements de couleurs. Et chaque couleur, la plus nuancée soit-elle, est comparée à la voisine. L’arrière-plan est la partie la plus lumineuse des trois. Le ciel, source de lumière, est constitué de fastueux mélanges de couleurs gris-bleuâtres, gris-rougeâtres ou de blancs éclatants dont les teintes correspondent à la lumière de l’heure et du site. Pour s’adapter à la dominante ocrée d’un premier plan, il y a des couleurs jaunâtres dans le ciel. « Le sable reflète la mer ou la mer reflète le sable ? Les vagues fatiguées attendent les nuages. »
Sur sa palette, le peintre élabore les couleurs qui vont résoudre les problèmes de rendu de la transparence de l’eau, celui de la lumière sur les Rochers ancrés, les nuages immaculés, les horizons laiteux, le bleuté d’une brume très légère, « des nuages fugitifs, de la mer étale. Couleurs au mélange rapide d’un ciel tourmenté vers un gouffre de mer en passant par toutes les nuances de collines, vert-bleu, rose-bruyère ». Comme autant d’impressions visuelles colorées qui contiennent tout le talent de Didier Lapène.
« Enfin l’orage, tous les nuages sont mélangés. Reste une bande de ciel bien bleu encore éclairée par un soleil qui s’échappe. L’horizon n’est plus droit, caché par l’arrivée de nébuleuses pluvieuses gris sombre. Les vagues ont des envies de neige, les rochers s’enfoncent. La marée monte ».
Vincent Ducourau
conservateur en chef du musée Bonnat, Bayonne